J'ai lu récemment...
Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu. Je connaissais de lui "Aux animaux la guerre", que je n'avais pas lu mais vu, puisque ce roman social a été adapté pour la télé. Dans "leurs enfants après eux", on est encore dans l'est de la France, dans une Lorraine qui n'a plus grand chose à offrir, dans les années 90. Tout cela me parle biensûr, et j'ai dévoré ce livre qui m'a profondément marqué. Le ton, l'écriture, les passages crus, la poésie dans l'ordinaire m'ont beaucoup fait penser à un roman de Jean-Paul Dubois, lu il y a 15 ans : "Une vie française", qui, comme "leurs enfants après eux", fait partie des quelques livres qui m'accompagneront toute ma vie. C'est un roman sur l'adolescence dans toute sa beauté brute, la violence, l'ennui, l'espoir, l'envie et les désillusions. La vie en fait.
Extraits choisis :
" Pendant un moment, il sentit leurs regards dans son dos et grilla le stop avant de prendre la rue Clément-Hader. Elle était complètement déserte à cette heure-là, et plongeait à pic vers le centre-ville. A l'horizon, le ciel avait pris des couleurs exagérées. Grisé, il lâcha le guidon et ouvrit les bras. La vitesse faisait battre les pans de son débardeur. Il ferma les yeux un instant, le vent sifflant à ses oreilles. Dans cette ville moitié morte, étrangement branlée, construite dans une côte et sous un pont, Anthony filait tout schuss, pris de frissons, jeune à crever."
" C'était ce truc qui passait en boucle sur M6. en général, ça donnait envie de casser une guitare ou de foutre le feu à son bahut, mais là, au contraire, chacun se recueillit. C'était presque encore neuf, un titre qui venait d'une ville américaine et rouillée pareil, une ville de merde perdue très loin là-bas, où des petits blancs crades buvaient des bières bon marché dans leurs chemises à carreaux. Et cette chanson, comme un virus, se répandait partout où il existait des fils de prolos mal fichus, des ados véreux, des rebuts de la crise, des filles mères, des releuleuh en mob, des fumeurs de shit et des élèves de Segpa. A Berlin, un mur était tombé et la paix, déjà, s'annonçait comme un épouvantable rouleau compresseur. Dans chaque ville que portait ce monde désindustrialisé et univoque, dans chaque bled déchu, des mômes sans rêve écoutaient maintenant ce groupe de Seattle qui s'appelait Nirvana. Ils se laissaient pousser les cheveux et tâchaient de transformer leur vague à l'âme en colère, leur déprime en décibels. le paradis était perdu pour de bon, la révolution n'aurait pas lieu ; il ne restait plus qu'à faire du bruit. Anthony suivait le rythme avec sa tête. ils étaient trente comme lui. il y eut un frisson vers la fin et puis ce fut tout. Chacun pouvait rentrer chez soi."
" Quand elle rentrait le week-end, elle trouvait ses parents occupés à mener cette vie dont elle ne voulait plus, avec leur bienveillance d'ensemble et ces phrases prémâchées sur à peu près tout. Chacun ses goûts. quand on veut on peut. Tout le monde peut pas devenir ingénieur. Vanessa les aimait du plus profond, et ressentait un peu de honte et de peine à les voir faire ainsi leur chemin, sans coups d'éclat ni défaillance majeure. Elle ne pouvait pas saisir ce que ça demandait d’opiniâtreté et d'humbles sacrifices, cette existence moyenne, poursuivie sans relâche, à ramener la paie et organiser des vacances, à entretenir la maison et faire le dîner chaque soir, à être présent, attentif tout en laissant à une ado déglinguée la possibilité de gagner progressivement son autonomie."